Nous avons déjà constaté avec la fable du Lièvre et de la Tortue que LaFontaine est un philosophe novateur. Si dans l'autre fable il résout le paradoxe de Zénon, dans celle du Loup et de l'Agneau il frappe encore plus fort.
Il est très important de remarquer que cette fable, contrairement à toutes les autres, commence par la « morale ». On nous l'a enseigné jeune. C'est sans doute tout ce qui nous en reste, ces deux vers éternels : "La raison du plus fort est toujours la meilleure / Nous l'allons montrer tout à l'heure".
Ils sont importants à tout point de vue ces deux vers. Ils présentent la morale de la fable dès le début : pour que nous ne nous focalisions pas dessus, comme pour l'écarter. Le but est plus retors encore.
Ils provoquent aussi un étrange sentiment d'incompréhension. Le "tout à l'heure" ne s'applique pas au passé comme nous en avons l'habitude. Ces deux vers annoncent en fait le thème réel de la fable. Cette fable parle du Temps. Le Temps des philosophes, le mystère ultime que nos physiciens cherchent encore à expliquer. Toutes les équations le prouvent, il n'y a aucune raison que le temps aillent du passé vers le futur. Aucune raison, aucune preuve non plus. Cela LaFontaine nous l'a dit dans cette fable il y a plus de quatre cents ans.
LaFontaine reprend ici une fable de Phèdre. Chez Phèdre, tous les éléments sont déjà là : le loup boit en amont de l'agneau. Le loup accuse l'agneau d'avoir médit de lui l'année précédente. L'agneau rappelle qu'il n'était pas né. Le loup mange l'agneau. Deux différences : La moralité est bien à la fin chez Phèdre. Et le "Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. -je n'en est point" était chez Phèdre "Si ce n'est pas toi, c'est ton père"
Nous allons voir pourquoi le philosophe LaFontaine se distingue dans ces détails de Phèdre.
Mais d'abord, parlons du problème que résout LaFontaine dans cette Fable. La pensée du grec Héraclite dit "personne ne se baigne deux fois dans le même fleuve".
Borges nous rappelle que la pensée est subtile parce que nous comprenons d'abord aisément que le fleuve où je me baigne cette année ne peut pas être celui de l'année dernière. Toute l'eau s'en est écoulée. Comme nous acceptons cette conclusion de façon évidente, nous croyons découvrir et acceptons plus aisément la seconde conclusion : nous avons changé entre cette année et l'année dernière. Même si l'eau était restée la même, on ne se baignerait quand même jamais dans la même eau, parce que NOUS sommes différents d'un instant à l'autre. La doctrine d'Héraclite repose dessus : tout change, rien n'est immuable.
LaFontaine réfute ce raisonnement.
D'abord, il nie que l'eau du fleuve est changée. C'est pour cela que le loup accuse l'agneau de polluer son eau en buvant en amont. Le cours du fleuve importe peu. Pour le fabuliste, qu'importe que l'eau s’écoule : si nous buvons, nous polluons l'ensemble du fleuve. L'idée parait saugrenue. Elle est actuellement envisagée avec beaucoup de sérieux, par les physiciens qui tentent de trouver une explication au temps. Pour eux aussi, quatre cents ans après LaFontaine, il n'y a aucune raison que le fleuve coule dans une direction particulière.
À l'époque LaFontaine ne pouvait pas exprimer sa philosophie de façon aussi limpide. C'est pour cela qu'il recourt à la fable. Il nie l'écoulement du fleuve. Il nie l'existence du temps.
Il le fait dans les deux changements opérés par rapport à Phèdre. Il signale que ce n'est pas le père qui a médit du loup, mais son frère. Le père de l'agneau a parfaitement pu légitimement médire du loup par le passé — si le temps existe tel que nous le connaissons —. LaFontaine, lui, remplace le père, par le frère. Si le temps n'existe pas, il n'y a pas besoin d'un père pour maudire du loup, n'importe qui — ton frère, ton contemporain, qui, lui non plus, n'existait pas l'an dernier — a médit du loup. Parce que la malédiction est éternelle, elle ne s'est pas passé l'an dernier, elle était là de toute éternité. Chaque agneau, toujours, a médit du loup.
Mais la preuve décisive de la volonté de LaFontaine de nier le temps dans sa fable est dans la moralité. Il la place au début. Il prétend que nous l'avons déjà entendu « tout à l'heure », ou que nous allons l'entendre. C'est volontairement que la formulation est confuse. Parce que nous l'avons toujours entendu. Nous l'avons entendu chez Phèdre, nous l'avons toujours su : la raison du plus fort est la meilleure.
Borges a écrit « Nouvelle réfutation du temps ». Ce titre est une forme de plaisanterie. C'est dans ce texte qu'il parle d'Héraclite et qu'il nie que le temps existe. C'est aussi dans cet article qu'il prétend que chaque auteur est tout les auteurs. Il me plait de croire qu'il savait que LaFontaine, Phèdre, et le futur physicien qui prouvera la non-existence du temps, sont tous le même individu.